Du couloir de la mort à une liberté impossible

Abolition

Publié par Ron Keine, le 26 octobre 2010

« Maman, tu me passes la dinde s’il te plaît ? »
J’observe silencieusement les nombreuses mains qui font passer le lourd plat vers mon côté de la table. Au moment où je pique quelques tranches de viande sombre dans mon assiette, j’entends la lourde porte claquer violemment, puis le fracas métallique des barres de fer, qui me réveille en sursaut. Me voici à nouveau dans le couloir de la mort. Je jette un œil au calendrier. Bien. Il me reste quelques semaines à vivre. Je me promets à nouveau de ne pas leur simplifier la tâche. Voilà un an et demi que je m’entraîne à retenir ma respiration.
L’autre jour, le gardien adjoint m’a demandé si j’avais une requête particulière pour le moment où les pastilles tomberaient dans la chambre à gaz. « Pourras-tu me tenir la main ? », je lui ai demandé.
Tenant mon petit miroir de rasage à travers les barreaux, à un angle de 45 degrés, j’aperçois le gardien qui pousse le chariot-repas. Glissant un plateau dans chaque cellule, il avance lentement dans le couloir. Je n’ai pas besoin de me demander ce qu’il y a au petit déjeuner, c’est tous les jours la même chose : des morceaux de pommes de terre froide recouverts de sauce chili. Mon plat a l’air entamé.
Avant, le dimanche matin, on nous servait un œuf dur. Jusqu’au jour où le gardien adjoint en a reçu un dans la tête. Dans le mille ! Ça valait presque le coup, rien que pour voir l’excitation des prisonniers les deux jours suivants. Dans notre quotidien banal et ennuyeux du couloir de la mort, la moindre « fantaisie » se transformait en événement.
Mais ça, c’était il y a huit mois. Je regrette ce foutu œuf du dimanche matin. Ça peut paraître stupide mais quand on vit dans une cellule de 6 pieds sur 9, un œuf peut se transformer en un véritable cadeau ; on l’attend toute la semaine.

Voilà de quoi je rêvais, il y a 35 ans, alors que j’étais détenu dans le couloir de la mort pour un crime que je n’avais pas commis.
Maintenant, je peux manger des œufs chaque matin. Mais toutes les nuits, je retourne dans le couloir de la mort. Chaque jour, je me fais violence pour contenir la rage que je sens monter du plus profond de moi.
Chaque fois que je me réveille de ce cauchemar, je me sens mal. Je suis sorti depuis longtemps. J’aurais dû m’en remettre depuis le temps ! Pourtant, chaque fois que je me « perds » dans un livre, que je rêve éveillé, chaque fois que je me réveille le matin, que je lève les yeux de mes mots croisés, ou que je lis un journal, la sensation me prend par surprise. Je suis de retour dans le couloir de la mort. Je ne suis pas le seul dans ce cas.
Je travaille avec d’autres rescapés des couloirs de la mort. Nous parlons souvent de cette sensation de ne jamais nous sentir réellement libres. Le couloir de la mort est un enfer spécial pour les innocents. Ils savent qu’ils vont être assassinés pour être punis d’un crime qu’ils n’ont pas commis. Nous, nous avons eu cette chance d’être disculpés, mais d’autres ont été exécutés alors qu’ils étaient aussi innocents que nous. Réfléchissez à cela.
C’est pourquoi j’éprouve le plus grand respect et la plus grande admiration pour des personnes comme Juan Melendez, Ray Krone, Gary Gauger, Freddie Lee Pitts, et tous les autres qui sillonnent le pays pour parler de notre expérience du couloir de la mort à qui voudra bien les écouter. Nous sommes noirs, bruns ou blancs, conservateurs ou démocrates, de la campagne ou de la ville, mais nous avons tous consacré notre vie à faire connaître notre histoire à nos compatriotes pour qu’un jour peut-être, les États-Unis abolissent la peine de mort et rejoignent le monde civilisé.
Juste avant un discours ou une interview, nous nous réunissons. Nous nous soutenons pour franchir chaque petite étape de notre journée de rescapés. Nous sommes attentifs à l’état psychologique de chacun, parce que nous savons que relater notre expérience nous replonge toujours dans le couloir de la mort, même si le public, lui, ne s’en aperçoit pas. Tant que la peine de mort sera appliquée, nous continuerons de revivre cette cruelle journée du Groundhog Day* chaque fois que nous prenons la parole dans une université, une église ou une association.

* Groundhog Day est une tradition américaine selon laquelle on peut prédire l’arrivée du printemps en observant le comportement de la marmotte d’Amérique, censée sortir de son hibernation le 2 février. Si le soleil brille ce jour-là, la marmotte est tellement effrayée par son ombre qu’elle prolonge son hibernation de six semaines, ce qui signifie que l’hiver se prolongera d’autant. La sortie de la marmotte est filmée chaque année à Punxsutawney, en Pennsylvanie, et l’événement est diffusé à l’échelle nationale et a inspiré un film dans lequel le personnage revit la même journée à l’infini.

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